Éléments issus de [a] tonique libre latin
•À la finale -er de l'infinitif français des verbes du premier groupe, issue du gallo-roman -ÁRE (latin -āre), correspond la finale [-o] dans le patois du Val de Saire; celle-ci représente la réduction d'un plus ancien [-oi] < [-aɛ] ou [-ae], forme habituelle de cette finale dans le nord de la Manche. La prononciation [-oi] y était encore sensible jusqu'au milieu du 20e siècle, mais a totalement disparu aujourd'hui.
•De même, à la finale -é du participe passé français, issue du gallo-roman -ÁTU (latin -atum, accusatif du masculin -ātus et du neutre -atum), correspond pour la même raison la finale [-o] dans le patois du Val de Saire.
Ces deux premiers cas se trouvent réunis dans la réplique suivante, extrait de l'ouvrage de Charles Birette Dialecte et légendes du Val de Saire, publié en 1927 :
T'as drét devinǫ ! que répounit Bouonot… Dõnne-la mèi, men fisset, et viens-t'en m'accolǫ, « Tu as tout deviné, répondit Bounot… Donne-la moi, fiston, et viens m'embrasser ».
Un autre exemple intéressant se trouve dans les quatre derniers vers de Sû la mé, la célèbre chanson d'Alfred Rossel (que nous citons dans l'orthographe de l'auteur):
I rentrent, lû corvâe faite;
D'y penso, no n'en vit pas,
Mais, que j'pliains, sans les counnaîte,
Ceuss' qui sont restâés là-bas.
Dans cet extrait, penso correspond effectivement au français penser, et à pensaer (avec un [a] bref) dans les autres patois du nord de la Manche. Par contre, corvâe et restâés, respectivement un féminin et un pluriel, comportent un [a:] long qui n'a donc pas été affecté par le potement.
•À la finale -té des noms abstraits féminins du français, issue du gallo-roman -TÁTE (latin -tātem, accusatif des noms abstraits féminins en -tas), correspond la finale [-to] dans le Val de Saire. Deux exemples tirés de l'ouvrage de Charles Birette, déjà cité :
[…] J'avais une grĕande fiâutǫ dans les avis de Frĕançois : i ne m'a jãmais mîns dans la rue de Touorniole , « j'avais une grande confiance dans les avis de François : il ne m'avait jamais mené en bateau ».
Le mot fiâutǫ « confiance », qui n'a pas de correspondant étymologique en français moderne, est l'équivalent de l'ancien français fealté « foi et hommage d'un vassal envers son suzerain; serment; fidélité, attachement loyal », dérivé abstrait en -té de l'adjectif feal « fidèle, loyal, sincère ». Le mot survit dans l'anglais fealty « obligation de fidélité », emprunté à l'ancien français après la Conquête.
Ch'est la véritǫ ! que dit Bouonot, « c'est la vérité, dit Bounot ».
Le mot véritǫ est bien sûr l'équivalent étymologique du français vérité.
Autres cas
Quelques autres mots comportant initialement un [a] bref ont également été affectés par le potement :
•[po], correspondant au français pas (l'adverbe négatif), et qui a, nous l'avons vu, donné son nom au potement. Un exemple chez Birette :
N'en riez pǫ, bouennes gens ! car si le vent n'avait pǫ mĕanquíĕ, je vous certifie qu'il airait tǫ la mitĕan pu gròós !, « n'en riez pas, bonnes gens ! car si le vent n'avait pas fait défaut, je vous certifie qu'il eût été moitié plus gros ! », ceci dit en parlant évidemment d'un pet, mais aussi d'un pain. Notons au passage le mot tǫ, aphérèse d'étǫ « été », participe passé du verbe être.
•[lo], correspondant au français là (adverbe de lieu); on le trouve surtout employé dans le Val de Saire dans l'adverbe [i'lo] « là » (cf. l'ancien français ila), le pronom [sti'lo] « celui-là » (cf. moyen français cestui la), et la locution adverbiale [lolã're], [lolã'dre] « à cet endroit-là ». Nous n'en avons pas trouvé d'exemples chez Birette.
À ces exemples il faut sans doute ajouter le suivant, non mentionné par René Lepelley (voir bibliographie ci-dessous), probablement parce qu'il ne se rencontre pas uniquement en finale absolue.
•[o], [ol], correspondant au français elle dont l'équivalent dialectal normand est a (devant consonne), alle (devant voyelle). Un double exemple chez Birette :
Quĕand olle eut pòósǫ chu pãin su la carre de l'autè, o fît devĕant que de se ratouornǫ sa pu belle croupette, « quand elle eut posé ce pain sur le coin de l'autel, elle fit, avant de s'en retourner, sa plus belle révérence ».
On remarquera que Birette ne note pas non plus ce [o] par un ǫ, ce qui révèle à son époque une absence de diphtongaison, même faible. Dans ce cas, s'il ne s'agit pas à proprement parler de potement, on a affaire à un phénomène similaire (labialisation de [a] bref).